CONFÉRENCE ÉPISCOPALE DU CONGO


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LE CHRÉTIEN ET L’UNITÉ NATIONALE : AVRIL 1993

vendredi 16 mars 2012

Paroles d’Évêque N° 8
21ème ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE À OWANDO, LE 21 AVRIL 1993

« La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun »
(Ac 4, 32).

Chers frères et sœurs,

1. Au lendemain de la Conférence Nationale Souveraine, qui a ouvert des perspectives intéressantes pour notre peuple, cette expérience d’unité de la première communauté chrétienne paraît très lointaine. En effet, les différences ethniques et régionales ne sont pas correctement gérées.

Au lieu d’être source d’enrichissement, elles déchirent le tissu social encore fragile. Le chrétien ne peut rester indifférent devant cette situation qui interpelle sa foi. Il lui faut la regarder en face, l’analyser sereinement, trouver des remèdes adéquats et s’engager en conséquence.

2. Nous-mêmes, Pasteurs, au nom de la mission qui est la nôtre, de réconcilier tous les hommes, sommes interpellés par ces maux- qui minent notre société. Aussi voulons-nous proposer des pistes de réflexion pour un engagement à la construction de l’unité nationale. Et cela d’autant plus que dans la charte de l’unité nationale, il est demandé aux Confessions Religieuses de « contribuer au renforcement de l’unité nationale » (Ch. IV. 4,1)

3. Notre réflexion partira d’un regard rapide sur la situation sociolinguistique, politique et économique de notre pays. Grâce à l’éclairage de l’expérience du Peuple de Dieu, nous allons dégager des orientations pastorales pour l’accomplissement de notre mission commune. Un questionnaire vous aidera à regarder concrètement notre vécu quotidien et à nous y investir pour la construction de l’unité.

I. REGARD SUR LA SITUATION DU PAYS

4. « Toute incitation à la haine tribale, raciale et religieuse est interdite » (charte des droits et libertés : article 21). Nous ne pouvons que souscrire à ce texte de la Conférence Nationale Souveraine. Nous pensons que les lieux principaux où se manifeste cette haine sont :

  • La diversité des langues mal gérée ;
  • La pluralité politique mal vécue ;
  • La richesse économique injustement répartie.

a. Situation sociolinguistique

5. L’unité dans le Christ n’est pas synonyme d’uniformité. Elle implique un pluriel, une diversité. Cela se vérifie plus particulièrement sur le plan linguistique. Le livre de la Genèse présente la pluralité linguistique comme une suite du péché d’orgueil des hommes (Gn11). La confusion des langues à la tour de Babel manifeste que lorsqu’on n’est plus capable de donner le même sens au même mot, il est difficile de construire une œuvre commune : on s’entend sans se comprendre.

C’est une réalité qu’on ne saurait nier : la langue peut être un bouclier capable de nous mettre à l’abri de l’autre, de nous couper de lui ou d’elle. Nous constatons à l’intérieur d’une même langue qu’il y a possibilité de créer une manière de l’utiliser, qui met les non-initiés hors circuit, hors de la communication ; c’est le cas de l’argot.

Une situation à gérer

6. Le but de toute langue est de s’ouvrir aux autres. Mais, il est bien entendu que cela fonctionne à l’intérieur d’un même groupe linguistique, dans lequel elle a comme vocation d’unir, de partager. On sait pourtant que même là, la pluralité des êtres et des caractères ne permet pas de réaliser à la perfection cette unité. En fait, il faut nous redire que l’aspect linguistique n’est qu’un aspect de l’humain, et c’est un système que l’homme peut gérer par son intelligence et par son cœur : il est capable d’apprendre les langues étrangères à la sienne, de créer d’autres parlers à partir de certaines langues de référence (créole, langues vernaculaires nées des autres langues...).

Les nouveaux problèmes de la modernité

7. Par ailleurs, les réalités sociales nouvelles ont obligé les hommes à sortir de la coquille de leur clan, de leur tribu, de leur langue maternelle, pour s’ouvrir à d’autres univers : les mariages mixtes à tous les niveaux se multiplient ; l’exode rural massif contraint ou donne l’occasion d’habiter au voisinage de personnes d’autres cultures, d’autres langues.

N’eût été la cruauté de nos villes, nous devrions depuis longtemps, au nom de notre appartenance à la même tradition bantu ou africaine, avoir réalisé un véritable « métissage culturel » (L.S. Senghor). Les écoles de nos villes, les milieux professionnels, nos églises et nos paroisses, sont des lieux où se vivent quotidiennement la cohabitation et la mixité linguistique. Que nous le voulions ou non, nous sommes obligés de vivre ensemble.

8. Notre pays qui compte près de cinquante parlers différents n’a connu qu’une fois - heureusement- des affrontements de type ethnique dont nous voudrions à jamais ôter de nos bouches l’amertume et de nos cœurs la douleur. L’adoption au Congo des deux langues nationales à savoir le lingala et le munukutuba, en dehors de la langue française, décrétée officielle, est un atout que nous n’exploitons pas suffisamment. La Parole de Dieu, traduite dans différentes langues vernaculaires de notre pays, est aussi un facteur d’unité.

9. En effet le Christ nous envoie prêcher la Bonne Nouvelle à toutes les Nations. Nous devrions donc nous sentir heureux de pouvoir exercer notre ministère auprès d’autres que ceux de notre propre région, d’apprendre leur langue le plus parfaitement possible comme les premiers missionnaires l’ont fait. C’est à tous les peuples du Congo, qu’ils soient du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, qu’il nous faut annoncer l’Évangile.

b. Situation sociopolitique

10. Nous reconnaissons que la plupart des dirigeants politiques, malgré la diversité des gouvernements, ont toujours eu comme objectif l’unité nationale. Les douloureux événements de 1959 ont été comme une sonnette d’alarme qui a renforcé cette aspiration de l’ensemble des Congolais à une véritable unité. L’hymne national (1960) invite tous les fils et filles de ce pays à avoir une seule âme : « des forêts jusqu’à la savane, des savanes jusqu’à la mer », et, au nom de cette concorde, « oublier ce qui les divise » puisqu’ils sont un seul peuple.

11. Aujourd’hui, la Conférence Nationale Souveraine est pour nous la preuve incontestable que les Congolais tiennent à leur unité. Malgré la diversité d’ethnies, de langues et de pensées, ils n’ont eu qu’un souci, qu’un désir : reconstruire un Congo nouveau. Malgré cette volonté générale manifeste, nous déplorons, un certain nombre de faits qui minent notre société et hypothèquent la mise en œuvre effective de cette unité.

- Dans un passé récent, le monopartisme a été une douloureuse expérience de l’exclusion d’une bonne catégorie de Congolais pour des raisons idéologiques (cf. Parole d’Évêque N° 6). Aujourd’hui, beaucoup de partis se structurent sur la base de l’appartenance régionale avec les exclusions que cela implique.

- De même, on constate qu’à l’intérieur d’une même région, d’une même ethnie, d’une même famille, on est encore victime d’exclusions politiques qui provoquent des déchirements parfois dramatiques. Il s’agit là de comportements qui frisent le fanatisme et qu’on remarque même chez les chrétiens.

12. On en vient, dans telle logique politique, à oublier cette fraternité fondamentale propre à toute nation souveraine ; fraternité qui n’exclut pas la diversité. Le Congolais doit savoir que la disparition des ethnies est une utopie, mais il revient à chacun de créer et de favoriser les conditions d’émergence d’une conscience nationale réelle. Le rôle de la politique n’est pas de favoriser les uns au détriment des autres, mais plutôt de promouvoir les talents de tous au service du bien commun.

La consolidation de l’unité nationale peut aider à atteindre cet objectif, en faisant bénéficier réciproquement les compétences des uns et des autres. Tout ceci n’est possible que s’il y a une conversion profonde des mentalités, nous faisant ainsi dépasser la coutume, le passé, le culte de la personnalité, la personnification du pouvoir et le mythe du savoir surhumain. Le tout doit s’harmoniser avec une économie florissante et équilibrée.

c. Situation socio-économique

13. La situation économique de notre pays révèle un certain nombre de déséquilibres qui sont autant de sources de divisions sociales, mettant un frein aussi bien au développement qu’à la construction de l’unité nationale.

14. Clivages sociaux

- Une infime minorité de privilégiés étale un train de vie qui laisse supposer d’énormes richesses, tandis qu’une masse de plus en plus importante des Congolais subit une paupérisation grandissante qui a atteint, pour certains, le seuil du désespoir.

- Le développement inégal des régions dû en partie à l’enclavement ne fait que s’accentuer, engendrant de plus en plus de frustrations.

- L’exode rural massif dû au manque d’infrastructures à la compagne, à une commercialisation défectueuse des produits agricoles, tout en étant un facteur de brassage ethnique, demeure une source de division et maintient le déséquilibre entre la ville et la campagne.

15. Esquisses de remèdes

Il n’est pas de la compétence de l’Église de proposer les solutions techniques à tous ces problèmes. Sa mission est plutôt d’attirer l’attention de ses membres et des hommes de bonne volonté sur les éléments suivants :

- Le travail est le moteur premier de l’économie ; il « passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments » (GS.67, 1). Dans un environnement social où l’on a plutôt tendance à vouloir tout obtenir avec le moindre effort, l’Église se doit donc d’encourager l’ardeur au travail (cf. Gn. 3, 19) ; (2Th.3, 7). Que tous se mettent au travail et fassent preuve de conscience professionnelle ;

- La régionalisation. En reconnaissant plus d’autonomie administrative et économique à la région, en incitant les ressortissants à s’impliquer de manière plus active, plus responsable et plus créatrice, en privilégiant le développement des moyens de communication..., la régionalisation peut devenir un levier puissant pour une véritable autopromotion socio-économique et humaine.

- Le développement et l’unité sont liés, ce qui implique, surtout de la part des dirigeants, la prise en compte de toutes les composantes de notre société pour cette œuvre de construction nationale. Le peuple congolais a droit à une répartition équitable des biens de la Nation ; c’est une question de justice et de solidarité.

- La Parole de Dieu peut éclairer notre recherche permanente de l’unité. En effet, la tension unité/diversité est également présente dans la Bible, dans l’histoire du Peuple de Dieu.

II. L’UNITÉ DU PEUPLE DE DIEU DANS LA BIBLE

a. Un peuple en quête d’unité

17. Au début de son installation en terre de Canaan, Israël est une entité naissante formée de douze tribus éparses. Pour des raisons stratégiques, elles vont se coaliser progressivement en une confédération de tribus (cf. Jos 24,1ss..), puis en un royaume, dont le premier roi sera le benjaminite Saül, à qui succédera le judéen David (2 Sam. 2), puis son fils Salomon (1 R. 1). Israël est désormais une nation dont l’unité repose sur quatre piliers : un seul Dieu Yahvé, un seul roi, une seule capitale, un seul temple.

Mais, cette unité bien fragile éclatera à la mort de Salomon. Quelles seront les raisons de cette déchirure ? L’auteur biblique en relève principalement deux : l’injustice et la démesure. En effet, vers la fin de son règne, Salomon, grisé par son prestige, verse dans la débauche et même le syncrétisme religieux (1 R. 2,9-10).

18. Cette perversion progressive amène le roi à perdre le sens de la justice, à privilégier les tribus du Sud et à soumettre à la corvée celles du Nord. Son fils, Roboam ne voulut pas sortir du cercle vicieux des injustices héritées de son père. Ce fut alors la rupture : « Quand les Israélites virent que le roi ne les écoutaient pas, ils lui répliquèrent : quelle part avons-nous sur David ? Nous n ’avons pas d’héritage sur le fils de Jessé. À tes tentes, Israël ! Et maintenant, pourvois à la maison David. Et Israël s ’en fut à ses tentes ».

19. En partant de cette histoire concrète, l’auteur biblique propose une réflexion plus profonde sur les divisions entre les peuples. Pour lui, c’est le péché de démesure présent dans le cœur de tout homme, de toute époque, qui est la source fondamentale des divisions. L’orgueil vicie les relations : la différence devient opposition, voire occasion de violence. La complémentarité entre l’homme et la femme (cf. Gn 2,23) dégénère en domination de l’homme sur la femme (cf. Gn 3,16). Les relations entre l’agriculteur Caïn et le pasteur Abel deviennent violence et meurtre (cf. Gn 4,1-8). La nécessaire diversité linguistique est vécue comme une division (cf. Gn 4 ss).

20. Mais la désunion n’est pas une fatalité. Pour reconstruire son unité, le peuple devra toujours revenir vers ce qui constitue le fondement et l’originalité de son histoire : l’alliance (cf. Gn 15,1 ss ; 17,11ss ; cf. Ex 24,1ss). Ainsi des siècles après la séparation entre les deux peuples, le prophète Ezéchiel envisage une alliance nouvelle scellée entre Yahvé et toutes les tribus, de nouveaux rassemblées en un seul peuple : « ... j’en ferai une seule nation dans le pays, dans les montagnes d’Israël, et un seul roi sera le roi à eux tous ; ils ne formeront plus deux nations, Us ne seront plus divisés en deux royaumes » (Ez 37, 22). « ...je conclurai avec eux une alliance de paix, ce sera une alliance éternelle... » (Ez. 37, 26a). Le prophète, au nom de Yahvé, propose à tous une autre donne, une nouvelle alliance qui inaugure une unité nouvelle plus sincère et plus responsable, et non pas de pure forme (cf. Jr 31 ss ; Ez 36, 25ss).

b. Jésus-Christ fondement de notre unité

21. L’Alliance réellement nouvelle sera scellée en Jésus Christ, fondement de toute unité véritable. Jésus prend ses distances vis-à-vis de l’animosité séculaire qui continuait entre Juifs et Samaritains (Jn. 4, 9ss). Il cite en exemple un samaritain comme modèle de charité (Le. 10, 29-37). En s’entretenant avec une samaritaine, il brise les tabous de l’exclusion réciproque (Jn. 4). En refusant de sacraliser autant le temple de Jérusalem que le mont Garizim comme lieux exclusifs de culte, Jésus appelle à la naissance d’un peuple nouveau qui aura comme fondement non plus la tribu, ni même la nation, mais l’adhésion à Jésus mort et ressuscité : « ...l’heure vient, et c’est maintenant, où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité... » (Jn 4, 23).

22. Jésus vient également briser les barrières entre juifs et non-juifs. Tout en reconnaissant le rôle d’Israël dans l’histoire du salut, Jésus accueille les païens, non comme des marginalisés, mais comme des ayants droit au même titre que les juifs. Ce n’est pas Abraham qui est la voie du salut, mais Lui Jésus (Jn 8,31-59). Il vient aussi nous révéler que la division est un aspect du mystère du mal, déjà présent dans le cœur de l’homme : «  ...car c’est du dedans, du cœur des hommes que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison » (Me 7, 21-22). Il se présente en même temps comme celui qui est venu vaincre ce mal : l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.

23. Après la résurrection, les premières communautés chrétiennes voient le jour dans une société fractionnée. Les cassures tant sociales, ethniques que linguistiques ont tendance à se reproduire dans les communautés : conflits entre riches et pauvres (1Co 2,17ss), entre gentils et juifs (Ac 15), entre juifs de langue grecque et ceux de langue araméenne... Mais, la foi au Ressuscité, le souvenir du Seigneur, de ses gestes et de ses paroles amènent peu à peu les communautés chrétiennes primitives, mues par l’Esprit-Saint, facteur de toute unité, à inventer des pratiques concrètes d’unité : « ...Ils (les premiers chrétiens) se montraient assidu à l’enseignement des Apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Ac 2,42).

24. L’Église peut, alors, être le ferment d’une société où les différents groupes s’enrichissent de leurs différences mutuelles : « ...Ils (les premiers chrétiens) louaient Dieu et avaient la faveur de tout le peuple. Et chaque jour, le Seigneur adjoignait à la communauté ceux qui seraient sauvés » (Ac 2, 47).

Les chrétiens témoignent que la quête tâtonnante des hommes en vue de construire l’unité trouve son aboutissement en Jésus lorsqu’ils confessent : « ...Il n’y a qu’un corps et qu’un esprit, comme H n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous qui est au-dessus de tous, par tous et en tous » (Eph 4,4-6).

III. L’ÉGLISE : SACREMENT DE L’UNITÉ

25. Dans notre profession de foi catholique, nous croyons en l’Église « une sainte, catholique et apostolique. » L’unité fait donc partie de la nature et de la mission même de l’Église. (cf. Lumen gentium N°1). La personne et la mission de Jésus sont une invitation pressante pour que les hommes soient unis à Dieu et entre eux, sans aucune discrimination : « Soyez un comme mon Père et moi sommes un » (cf. Jn. 17). Sa mort est un acte qui réunit tous les hommes pécheurs autour de la croix. Il est mort pour rassembler la multitude des hommes, (cf. Jn 11, 52). Aussi, la recherche de l’unité n’est pas une action à côté des autres actes de l’Église. Elle est au cœur même de son existence. Si l’Église n’œuvre pas pour rapprocher les hommes les uns des autres, pour les encourager à s’aimer, à s’unir, à se parler, alors, elle n’est pas l’Église de Jésus-Christ, elle n’est pas fidèle à son identité et à son devoir suprême.

26. Avec l’apôtre Paul, nous voudrions rappeler que l’unité n’est pas uniformité. En effet, il compare l’Église à un corps constitué de parties différentes. Chaque membre est différent l’un de l’autre dans sa construction comme dans sa fonction. Il faut que chacun remplisse son rôle pour que le corps marche harmonieusement. Nous pensons que cette image de l’apôtre Paul (cf. 1 Cor. 12) prend toute sa valeur pour notre pays. La diversité des langues, la pluralité des engagements politiques, les richesses diverses dans nos régions, tout cela doit être vu comme un don de Dieu pour construire ensemble notre pays. Nous ne sommes pas certains que tous les Congolais soient convaincus de cela. Beaucoup veulent prendre leur langue et leurs coutumes, leurs richesses économiques régionales, leur parti politique et même le pouvoir comme des valeurs absolues. Au lieu de voir dans les autres des frères avec qui échanger, ils les regardent comme des ennemis dont il faut se méfier, pire qu’il faudrait exclure et éliminer.

27. Voilà pourquoi nous vous invitons solennellement, dans toutes les instances de la société et de l’Église, à ne pas faire un absolu de votre ethnie, mais à construire ensemble la Nation congolaise en vous inspirant des jalons que voici :

- Le discernement, l’esprit de tolérance, la non-violence ;

- le souci du pauvre et du petit, le souci du bien commun, le respect du Droit ;

- l’œcuménisme, l’Eucharistie, la prière et la parole de Dieu.

28. Pour ce qui est du discernement, les commandements de Dieu nous semblent toujours indiquer le chemin le plus certain pour permettre une meilleure construction de notre pays. L’habitude du vol, du mensonge, de l’assassinat nous conduit toujours dans l’impasse. Nous vous le disions : « il faut s’informer sur la qualité morale des candidats et ce, à partir des responsabilités qu’ils ont déjà assumées : ont-ils été des hommes ou des femmes honnêtes, rigoureux et capables, sur qui on pourrait encore compter ? » (Paroles d’Évêque : Église et Démocratie au Congo, p. 18). N’y a-t-il pas, dans notre pays, des hommes intègres et compétents qui ont su servir là où ils étaient, en toute vérité et honnêteté ?

« Tu ne voleras pas, tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas » : ces commandements demeurent des balises sûrs pour nous éclairer sur les choix que nous avons à faire. Il n’est pas interdit de voter quelqu’un de son ethnie, surtout lors des votes régionaux. Mais ceci ne saurait être une raison suffisante. L’honnêteté morale et la compétence sont des valeurs qui permettront de construire plus solidement notre pays. Au nom du pardon, tout n’est pas permis. C’est un devoir chrétien de pardonner le mal fait même par un homme politique. Mais, ce pardon n’inclut pas qu’on puisse encore lui confier nécessairement de nouvelles responsabilités politiques.

29. L’esprit de tolérance est un élément fondamental pour toute pratique politique chrétienne. On a vu des familles se séparer pour la simple raison que les membres n’avaient pas les mêmes engagements politiques, ou parce que les époux étaient d’ethnies différentes. Comment construire une Nation si, à chaque crise, des congolais sont obligés de rejoindre leur région d’origine ? Comment invoquer un Dieu, Père de tous les Congolais, si nous ne tolérons pas la présence de voisins d’une ethnie différente ?

Nous ne sommes pas dignes d’avoir le nom de disciple de Jésus. Le chrétien doit se faire reconnaître par une grande tolérance. Si, dans une même famille chrétienne, parents et enfants militent dans des partis différents, cela ne devrait, en aucune façon, conduire à l’éclatement de cette famille. Sinon, la foi est vaine.

30. La non-violence est toujours un élément significatif d’un comportement politique chrétien. Tout appel à verser le sang, à recourir à la violence, doit être fermement condamné, car « ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26,52). À la violence, Jésus a répondu paf l’amour et le pardon. Nous voulons également vous mettre en garde contre la violence verbale. L’insulte, la calomnie, la médisance sont autant d’actes, de paroles qui sèment la haine et la division. La rumeur est souvent un courant qui divise par le mensonge.

Chrétiens, soyez des hommes et des femmes réfléchis ; ne croyez pas n’importe quoi. Sur une simple parole, peut-être fausse, n’allez pas jusqu’à vouloir la guerre et commettre des actions dont les conséquences pourraient être destructrices. Toute violence, en parole ou en acte, est toujours indigne d’un frère de Jésus-Christ (cf. Paroles d’Évêque : Engagement politique, p. 20).

31. Le souci du pauvre et du petit est un élément constitutif de toute foi chrétienne. La société a tendance à se désintéresser des pauvres et des exclus. Le propre du chrétien est de ne négliger personne, d’être la voix des sans -voix, de défendre la veuve, l’étranger et l’orphelin et d’agir pour que justice soit faite aux plus faibles.

Dans les Diocèses, les paroisses, que soient constituées des commissions qui interpellent les responsables politiques et syndicaux pour que la justice ne soit pas bafouée dans notre pays. Il ne saurait y avoir de paix sans justice.

32. Le souci du bien commun et le Droit. Puisque nous sommes passés de nos villages à la cité, de nos tribus à la Nation, nous devons reconnaître qu’il nous manque encore une culture de respect de la chose publique.

L’enseignement de la morale et du savoir-vivre s’impose dans nos écoles si nous voulons réellement former des citoyens soucieux du bien commun. En ce qui concerne le respect du Droit, il est grand temps que le pouvoir judiciaire fonctionne en toute indépendance, que la justice soit mise au service de l’amour et que les droits des plus faibles soient reconnus et respectés.

33. L’œcuménisme. Qu’il nous soit permis de rendre grâce à Dieu pour tous les efforts réalisés dans le cadre du mouvement œcuménique au Congo : la semaine de prière pour l’unité et les messages pour la paix. Que l’Esprit-Saint nous fortifie pour des tâches plus importantes dans la construction de l’unité nationale.

34. L’Eucharistie, la prière et la Parole de Dieu. Source et sommet de la vie chrétienne, l’Eucharistie est le sacrement de l’unité. En partageant le même corps et en buvant au même sang, non seulement nous symbolisons, mais aussi nous constituons un même corps (Lumen Gentium, n° 11). D’autre part, pour nous chrétiens, comment dire à Dieu : «  notre Père  », en excluant les autres ?

En nous unissant à Dieu, la prière assidue détruit tout germe de division entre les hommes et favorise la conversion du cœur. Enfin, la Parole de Dieu qui nous convoque pour constituer un seul peuple de prêtres, prophètes et de rois, ne saurait demeurer sans effet au milieu de nous, peuple congolais. Elle est un facteur puissant de cohésion et d’unité.

IV. EXHORTATIONS

35. Il est de notre mission d’Évêques de baliser la vie sociale des chrétiens et de vivre nous-mêmes en unité. Si nous ne le faisons pas, nous serions nous-mêmes infidèles à la charge que nous avons reçue. Et si nous n’avons pas toujours œuvré pour la construction de l’unité, nous en demandons sincèrement pardon. Nous devons toujours montrer dans nos Diocèses un esprit d’ouverture. Tout en étant chacun responsable d’une portion du peuple de Dieu, nous sommes ensemble responsables de toute l’Église et de l’Église particulière du Congo.

36. Vous prêtres, nos chers et précieux collaborateurs, vous êtes en contact direct avec l’ensemble du peuple chrétien. Votre comportement est déterminant : il peut favoriser ou détruire l’unité du peuple de Dieu.

37. Congolais ou missionnaires expatriés, vous pouvez évidemment avoir des opinions politiques ; personne ne peut vous le reprocher. Mais, elles doivent rester dans le domaine privé. Si vous avez la lourde responsabilité d’ouvrir les yeux des chrétiens pour qu’ils voient la nécessité de leur engagement politique en fidélité avec leur foi baptismale, cela ne vous autorise aucunement à faire propagande pour un parti politique. Les prêtres «  partisans  » sortent de leur fonction et ne rendent service ni à l’Église, ni à la Nation, car ils divisent les chrétiens. Vous n’avez ni à orienter des votes vers des hommes politiques même généreux pour vos œuvres, ni à vous enfermer dans les partis.

38. Prêtres de Jésus-Christ, votre devoir est d’ouvrir les esprits et les cœurs sur l’universalité de l’amour divin et non pas de refermer les hommes sur eux-mêmes, sur leur parti, leur langue et leur ethnie. Les paroisses et les maisons de formation où nous vous avons envoyés ne sont pas des lieux prévus pour des réunions politiques. Aucune rencontre publique des partis politiques ne peut se faire dans des lieux paroissiaux. Cela n’exclut pas le respect que vous devez avoir vis-à-vis de tout responsable politique.

- Nous vous encourageons à vous retrouver entre vous, à partager vos soucis de prêtres travaillant au service de l’Église du Congo. Soyez ouverts entre vous. Votre amitié et votre fraternité entre prêtres de diverses régions sont un témoignage heureux en ces jours que nous vivons.

39. Religieux, Religieuses, votre rôle aussi est grand dans la construction de l’unité. En effet, beaucoup d’entre vous vivent dans une même communauté de races et de langues différentes. Rien dans l’histoire de vos pays, ne justifie les efforts que vous faites pour vivre en frères et sœurs, si ce n’est votre foi en Jésus-Christ. Et nous savons que ce n’est pas toujours aisé de vivre dans la même maison quand on est très différent et quand beaucoup de choses nous opposent. Nous vous encourageons à vous efforcer de mettre ensemble vos différences, au nom de votre foi, pour être témoins de ce qui peut paraître impossible : s’aimer au-delà des langues, des races et des coutumes.

- Ainsi, vous êtes pour le peuple congolais, un exemple de ce qui est rendu possible par la foi en Jésus-Christ, centre d’une véritable et profonde unité de tout le genre humain. Si des blancs et des noirs, des sénégalais et des nigérians peuvent s’aimer, quel Congolais peut légitimement affirmer qu’il ne peut partager avec un autre congolais, sous prétexte d’ethnie différente ? un tel comportement est le fait du péché et nous n’hésitons pas à dire qu’il est favorisé par Satan.

40. Et vous fidèles laïcs bien-aimés, comme nous l’avons dit dans nos précédents documents, la politique est votre champ propre. Nous vous encourageons encore une fois à vous engager dans ce monde. N’hésitez pas à entrer dans les partis politiques, mais sachez que vous ne devez pas vous y conduire à la manière du monde. Vous devez y adhérer en chrétiens : pour y mettre l’esprit de l’Évangile. N’hésitez pas à protester contre toute tendance qui contredirait les directives de l’Évangile. Et si vous voyez que votre parti s’enferme dans le mal, et plus particulièrement dans le tribalisme, le régionalisme ou la corruption, il peut être de votre devoir de chrétiens de démissionner et de le faire savoir publiquement.

Nous voyons beaucoup de chrétiens dans divers partis politiques et nous nous en réjouissons. Mais, nous souhaitons que vous y soyez « sel de la terre et lumière du monde » et qu’ensemble vous soyez capables de vous affirmer contre les tendances qui pourraient être fatales à la construction de notre pays. Tous les baptisés ne sont pas obligés de militer dans les partis ou les syndicats ; mais nous vous rappelons qu’il est du devoir de chacun de s’informer sur le fonctionnement des institutions politiques et de participer à toutes les échéances électorales. Il est important de voter et de le faire en chrétien.

41. Hommes politiques, nous reconnaissons votre grande responsabilité dans la construction de l’unité nationale. Comme nous vous le disions déjà, « ce sont les yeux du cœur qu’il faut purifier pour apprendre à voir en tout homme un frère » (cf. Paroles d’Évêque : Église et Démocratie, p. 10). Aussi, que vos discours soient des paroles d’apaisement. Que vos partis n’excluent personne.

Soyez soucieux de travailler avec toutes les compétences nationales. Ne conduisez pas le peuple vers le chemin désastreux du tribalisme, mais bien au contraire, soyez des « rassembleurs ». Soyez tolérants et respecter vos adversaires politiques. Ne confondez pas le combat des idées et celui des personnes. Quelles que soient vos idées politiques, travaillez avant tout à la construction de notre pays.

42. Chers frères et sœurs, nous pensons ainsi faire notre devoir d’Évêques en vous donnant ces quelques recommandations, pour œuvrer à la construction de l’unité nationale. Nous ne sortons pas de notre fonction, car tout ce qui concourt, d’une manière ou d’une autre, à l’unité nationale, vient de Dieu et est béni de Dieu. Par contre, tout ce qui nuit à l’unité nationale, vient du démon et doit être sévèrement dénoncé.

Puissions-nous tous mieux comprendre que notre foi doit éclairer et transformer toute notre vie sociale, afin que le Seigneur nous trouve toujours fidèles à sa volonté : que nous soyons créateurs d’unité. Que des gestes concrets de pardon et de fraternité soient réalisés entre nous, Évêques, prêtres et laïcs. Alors notre Église, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, sera source d’unité et de réconciliation dans la société congolaise.

Fait à Owando, le 21 avril 1993

 

LES ÉVÊQUES DU CONGO
1. Mgr. Barthélémy BATANTU, Archevêque de Brazzaville ;
2. Mgr. Bernard NSAYI, Évêque de Nkayi, nouveau Président de la CEC ;
3. Mgr. Ernest KOMBO, Évêque d’Owando ;
4. Mgr. Hervé ITOU A, Évêque de Ouesso ;
5. Mgr. Anatole MILANDOU, Évêque de Kinkala ;
6. M. l’Abbé Louis PORTELLA-MBUYU, Vicaire Général du Diocèse de Pointe-Noire.

 

 


 
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